CHAPITRE V
L'obscurité recula. La lumière du jour filtrait à travers mes paupières. Je restai parfaitement immobile, effrayé à l'idée d'ouvrir les yeux, de respirer...
Un bruissement d'ailes près de moi me força enfin à revenir au monde des vivants. C'était Cai, perché sur le dos d'une chaise, hiératique ; la patience incarnée.
Je tournai la tête. Duncan était là, l'or de ses bijoux étincelant dans la lumière.
Ma voix n'était qu'un murmure rauque.
— Tynstar m'a assassiné.
— Il a essayé, dit Duncan.
Il était assis sur un tabouret, très droit, l'air grave.
— Savez-vous ce qui s'est passé ? demandai-je d'une voix un peu plus assurée.
— Je sais ce que Rowan m'a raconté, dit-il.
— Rowan ? Il n'était pas là quand Tynstar a tenté de me tuer.
— S'il n'était pas arrivé au moment opportun, vous ne seriez pas en vie aujourd'hui, Karyon. Vous aviez réussi à le retarder grâce à la magie que vous avez brièvement invoquée. Mais cela n'aurait pas été suffisant pour vous sauver. La présence d'un Cheysuli — même sans lir comme Rowan — a neutralisé les pouvoirs de Tynstar. Face à l'épée de Rowan, il n'était plus qu'un homme comme les autres. Il s'est enfui. Mais avant, il a eu le temps de... vous marquer. Vous avez failli mourir, Karyon. Ne croyez pas que vous êtes indemne.
— Le sorcier est parti ?
— Oui. Il a abandonné Electra.
Je me souvins de la manière dont elle m'avait dit la vérité sur l'enfant. L'enfant de Tynstar...
— Où est-elle ?
— Dans ses appartements, gardée par un guerrier cheysuli. Elle a un certain pouvoir magique, Karyon. Nous ne prendrons aucun risque avec elle.
— C'est bien.
Je tentai de me lever pour découvrir que mon corps refusait de m'obéir. J'étais raide et endolori, pire qu'après une bataille. Je me souvins de ma blessure à l'épaule. II n'y avait plus de bandages, juste une cicatrice presque effacée.
— Vous m'avez guéri, dis-je.
— Nous avons essayé, répondit Duncan. La blessure par flèche a été facile à traiter. Pour l'autre... Il n'a pas été possible d'annuler ce que Tynstar avait fait. Il est très puissant ; même la magie de la terre ne peut pas rendre ce qui a été volé à l'âme d'un homme. Ce que Tynstar vous a pris ne pourra jamais vous être restitué. Vous êtes... comme vous êtes.
Je ne compris pas de quoi il parlait. Tout mon corps était douloureux, lent à répondre, mais un séjour prolongé au lit a souvent ce résultat. Je me regardai, et ne vis pas de différence notable.
Je tentai de nouveau de me lever. Malgré la difficulté, je m'obstinai et m'assis au bord du lit, tremblant comme feuille au vent.
A ce moment je remarquai mes mains. Les phalanges étaient enflées, la chair desséchée recouvrait des os qui semblaient fragiles et déformés. Mes mains me faisaient mal. Même dans la chaleur du soleil, tous mes os étaient douloureux.
— Combien de temps ? demandai-je, comprenant que j'avais passé plus de quelques jours au lit.
— Deux mois. Nous ne parvenions pas à vous faire reprendre conscience.
Je me levai en titubant puis allai à la plaque d'argent poli qui servait de miroir.
Je regardai, et je sus ce que Tynstar avait fait.
Karyon était toujours Karyon. Reconnaissable, certes, mais beaucoup plus vieux. Au moins vingt ans de plus.
— C'est mon père, murmurai-je.
Je reconnaissais le visage usé par le temps, la chevelure fauve largement parsemée de gris, les rides qui sillonnaient le front et les joues, même si elles étaient en partie cachées par la barbe.
Je ne m'étonnais plus d'avoir mal partout. Je souffrais de la même maladie que ma mère : les mains déformées, les os fragiles, les articulations douloureuses. Avec le temps, la douleur et les difficultés de mouvement ne feraient qu'augmenter.
Tynstar m'avait touché et ma jeunesse s'était enfuie sans retour.
Je m'assis lentement sur la chaise la plus proche. Je tremblai violemment, sans pouvoir me contenir.
Duncan attendit, silencieux, le regard plein de compassion.
— Ne pouvez-vous me guérir de ceci ? dis-je en tendant les mains vers lui. Je peux m'accommoder de l'âge et des cheveux gris, mais la maladie... Avez-vous vu ce qu'elle a fait de ma mère ?
Je me tus. J'avais lu la réponse dans son regard.
— Vous vous sentirez mieux bientôt, dit-il. Vous avez passé deux mois au lit, et c'est surtout pour cela que vous êtes endolori. Mais pour ce qui concerne le mal... ( Il secoua la tête. ) Tynstar ne l'a pas provoqué. Le passage du temps vous aurait infligé cette affection. Tynstar vous a volé votre jeunesse. Vous êtes plus vieux, c'est vrai, mais vous n'êtes pas un vieillard. Il vous reste de nombreuses années à vivre.
Soudain je me souvins du gris dans les cheveux de Finn, de son visage amaigri, vieilli.
Il a posé ses mains sur moi
— Quand ma fille sera adulte, dis-je tristement, je serai vieux. J'aurai l'âge d'être son grand-père.
— Cela ne l'empêchera pas de vous aimer, souffla Duncan.
Je le regardai, étonné : un Cheysuli, parler d'amour ? Les circonstances expliquaient sans doute ce manque de réserve inhabituel.
Je me levai, tout mon corps protestant contre l'humidité de mes appartements. Je boitillai jusqu'au lit, où je m'enveloppai dans la robe de chambre qu'un serviteur avait posée là.
— Il faut que je règle le problème d'Electra.
— Oui. Elle est toujours reine d'Homana.
— A cause de moi... J'aurais dû écouter Finn...
Duncan sourit tristement.
— Ce mariage a apporté la paix entre Homana et Solinde. Je ne puis vous critiquer pour cela, mais...
— Mais j'ai épousé une femme qui a voulu ma mort du jour où elle m'a aperçu. J'aurais dû me douter que Tynstar aurait tout pouvoir sur moi si j'étais assez bête pour renvoyer mon homme lige.
— Leur plan était bien conçu, dit Duncan. Le piège mental avait une chance de les débarrasser de Finn ; comme cela n'a pas marché, ils s'en sont servis pour l'attirer dans un autre traquenard. Je suis persuadé que Finn les a trouvés ensemble alors qu'il entendait seulement confondre Electra. Tynstar a touché Finn, puis il s'est enfui. Et quand mon rujho vous a dit que Tynstar était là, vous avez pensé au piège mental. Ils se sont joués de nous, Karyon, et ils ont failli gagner.
— Ils ont gagné, dis-je amèrement. J'ai seulement une fille, et Homana a besoin d'un héritier.
La main de Duncan trembla quand il s'approcha de Cai et tendit le bras vers lui, comme s'il voulait le caresser. Mais il ne le toucha pas.
— Vous êtes encore jeune, même si vous vous sentez vieux. Prenez une autre cheysula et donnez son héritier à Homana.
— Vous connaissez les coutumes homananes. Vous étiez à la cérémonie. Vous souvenez-vous des vœux ? Les Homanans ne répudient pas leurs épouses.
— La coutume est-elle si importante, dans le cas où l'épouse tente d'assassiner son époux ? dit-il ironiquement.
— Non, mais elle a échoué. Je sais ce que le Conseil dira. L'exiler, peut-être, mais pas briser les vœux. Cela irait contre la loi homanane, et le Conseil ne le permettra pas.
— Electra est la meijha de Tynstar ! Elle porte son enfant ! Répudiez-la. Vous êtes le Mujhar. Vous pouvez faire ce que vous voulez.
— Ne comprenez-vous pas ? Si je crée mes propres règles, je deviendrai un despote. Je serai pire que Shaine. Non, Duncan, Electra reste mon épouse, même si je ne pense pas la garder ici. Je n'ai nulle envie de la voir, ni le bâtard qu'elle porte dans son ventre.
Il ferma les yeux un instant ; je compris tout à coup ce qu'il craignait.
— Il est inutile d'avoir peur de moi, dis-je doucement.
— Croyez-vous ? Je sais ce que vous allez faire.
— Je n'ai pas le choix. Si Tourmaline n'était pas partie avec Finn, si elle avait épousé Lachlan — ou n'importe quel autre prince —, j'aurais pu faire mon héritier de son enfant. Mais elle m'a ôté cette possibilité.
— C'est mon fils...
— Et celui d'Alix, qui est ma cousine.
Je m'interrompis en voyant la douleur affichée sur son visage.
— Depuis combien de temps savez-vous que j'en viendrais là ?
Duncan rit, d'un rire creux, sans joie.
— Toute ma vie, je crois. Quand j'ai connu mon tahlmorra. J'ai toujours eu peur. De vous... de la prophétie ; de ce qui était prévu pour le fils que j'aurais un jour. Croyez-vous que j'aie recherché Alix uniquement parce que je la désirais ? Je savais qu'elle faisait partie de mon tahlmorra. Je savais que si je lui faisais un fils, je devrais un jour renoncer à cet enfant. Je le savais. Quand elle a conçu de nouveau, j'ai espéré que nous aurions au moins un enfant à nous, à garder... Mais les Ihlinis nous ont ôté cet espoir. ( Il soupira. ) Moi non plus, je n'avais pas le choix.
— Duncan, dis-je au bout d'un moment, un guerrier ne peut-il refuser son tahlmorra ?
Il fit signe que non.
— Le Cheysuli qui essaierait de nier son tahlmorra risquerait de détourner le cours de la prophétie, et de détruire le tahlmorra de la race cheysulie tout entière. Ce serait la fin d'Homana. Peut-être pas en un an ou même en vingt, mais le pays serait vaincu et tomberait aux mains des Ihlinis. Et puis, le guerrier qui refuse son tahlmorra abandonne tout espoir d'aller auprès des anciens dieux à sa mort. Je crois qu'aucun de nous n'est prêt à un tel sacrifice.
Je fronçai les sourcils.
— Voulez-vous dire que si un seul guerrier renie son tahlmorra, l'équilibre du destin peut être détruit ?
— Qui sait ? Un fermier va à Mujhara aujourd'hui au lieu de demain. Son fils tombe dans un puits et se noie. ( II fit le signe cheysuli, paume retournée et doigts écartés. ) Tahlmorra. Mais s'il était allé à Mujhara demain, son fils serait-il encore vivant ? Je ne saurais le dire. La mort de l'enfant s'inscrit-elle dans un dessein plus important ? Peut-être. Si le fils du fermier avait survécu, aurait-il détruit ce dessein ? Je n'en sais rien. ( Il soupira. ) Nul ne connaît ce que les dieux ont prévu.
— Mais vous les servez si aveuglément...
— Non. Mes yeux sont grands ouverts. Les dieux nous ont donné la prophétie et nous savons dans quel but nous œuvrons. Et ce que nous avons à perdre si nous cessons de la servir. Je crois que certains événements en altèrent d'autres. Si trop d'éléments sont changés, même mineurs, le composant majeur sera changé aussi. Peut-être même la prophétie des Premiers Nés.
— Vous passez donc votre vie enchaînés, dis-je.
J'avais du mal à comprendre comment il acceptait un tel esclavage.
— Vous êtes Mujhar, mon seigneur. Je ne doute pas que vous connaissiez le poids de la couronne.
— Ce n'est pas la même chose...
— Croyez-vous ? Pour donner un héritier à la Maison de Mujhara, vous allez me prendre mon fils.
— Il sera Prince d'Homana.
— Vous avez jadis porté ce titre. Il a failli vous coûter la vie. Ne sous-estimez pas le danger auquel vous allez l'exposer.
— Donal est Cheysuli, dis-je.
Je compris, en disant ces mots, que j'avais servi la prophétie, moi aussi. Duncan avait souvent dit qu'un Mujhar cheysuli remonterait un jour sur le trône de ses ancêtres. En quelques mots, je venais de donner corps à la prédiction.
Les hommes sont-ils toujours aussi aveugles à la volonté des dieux, même quand ils la servent ?
— Oui, dit Duncan. Le maillon a été forgé.
Je soupirai en frottant mon genou douloureux.
— Les Homanans ne l'accepteront pas facilement. Il est cheysuli jusqu'à la moelle des os, malgré son sang homanan.
— Oui, dit Duncan. Vous commencez à comprendre le problème.
— Je peux faire en sorte que les Homanans soient obligés de l'accepter.
Duncan eut l'air sceptique.
— Il y a moins de huit ans que le qu'mahlin de Shaine est terminé, grâce à vous. C'est trop tôt. Cela ne se fera pas facilement.
— Je peux lui faciliter la tâche.
— Comment ?
— En le mariant à Aislinn.
— Mais ce ne sont que des enfants !
— Ils seront adultes un jour. Dans quinze ans, Donal aura vingt-trois ans, et Aislinn presque seize. Ils auront l'âge de se marier. A ce moment, je proclamerai Donal mon héritier.
Duncan ferma les yeux ; il fit le signe cheysuli de la main droite.
— Tahlmorra lujhalla mei wiccan, cheysu.
Duncan n'était pas homme à accepter facilement son impuissance à changer le destin, je le savais.
Je soupirai et copiai son geste et ses paroles. J'y ajoutai la phrase cheysulie qui signifie « que la paix soit avec vous ».
— Cheysuli i'halla shansu.
Il eut un ricanement amer, qui me surprit chez lui.
— La paix ! Mon fils ne saura pas ce que c'est !
Je m'enveloppai plus étroitement dans ma robe de chambre.
— Je n'ai pas beaucoup connu la paix, moi non plus. Et vous ?
— Plus que vous, Karyon. N'oubliez pas que c'est moi qu'Alix a choisi.
Le coup porta, ce qui me rappela Electra... Il fallait que je règle le problème avant longtemps. Tynstar pouvait être fier de lui : il m'avait vraiment dépossédé.
— Je vais envoyer chercher Alix et Donal, dis-je enfin, en frissonnant sous le froid humide que Duncan ne semblait pas sentir. Je vous aurais demandé d'envoyer Cai, mais j'ai une tâche pour vous.
Duncan ne dit rien.
— Je suis désolé, ajoutai-je. Je n'avais pas l'intention de vous prendre votre fils.
— Inutile de vous excuser pour ce que les dieux ont décidé. Dites-moi ce qu'est cette tâche, et je l'accomplirai. Cela me donnera au moins quelque chose à faire... et ça me permettra de quitter quelque temps Homana-Mujhar. Si vous saviez combien ces murs me pèsent...
— Ce sont pourtant les Cheysulis qui les ont bâtis, fis-je doucement remarquer.
— Mon fils devra apprendre ce que c'est d'être prisonnier de ces murs, dit Duncan. Moi, je partirai. Je suis trop vieux pour changer.
— Moi aussi, dis-je amèrement. Par la volonté de Tynstar...
— Il a altéré votre corps, pas votre esprit, répliqua Duncan. Ne le laissez pas toucher votre âme.
Il eut un sourire où je lus la pitié qu'il ressentait ; quand je lui eus donné mes instructions, il quitta la pièce.
Je trouvai Electra dans ses appartements, assise près d'une fenêtre. Elle était vêtue de noir, comme la dernière fois que je l'avais vue. Ses cheveux tressés étaient retenus par des liens d'argent.
L'enfant de Tynstar gonflait son ventre, comme le mien l'avait fait auparavant. Cela me mettait en colère, mais je parvins à ne pas le montrer.
J'avançai en pleine lumière. Elle vit ce que j'étais devenu, ce que Tynstar et elle avaient fait de moi.
Elle releva le menton à mon approche. Malgré sa défaite, elle n'avait pas perdu une once de son arrogance.
— Il t'a abandonnée, dis-je. Cela prouve à quel point il tenait à toi...
— A moins que tu me fasses tuer, je retournerai un jour vers lui.
— Tu es persuadée que je ne te ferai pas exécuter, n'est-ce pas ?
Elle sourit.
— Je suis la mère d'Aislinn et la reine d'Homana. Tu ne peux rien faire.
— Tu crois ? Et si je disais au Conseil que tu es une sorcière ?
— Essaie, dit-elle. Fais-moi assassiner, tu verras quelle sera la réaction de Solinde !
— Si je me souviens bien, tu voulais libérer Solinde de mon joug. Qu'en est-il de cette résolution ?
— Tynstar s'en occupera. Tu as vu ce qu'il peut faire. Tu l'as senti.
— Oui, dis-je à voix basse. Il semble qu'il m'ait donné les années que tu as en moins... C'est dommage, mais cela ne me prive pas de mon trône. Je suis toujours le Mujhar d'Homana, et Solinde reste un pays vaincu.
— Combien de temps seras-tu Mujhar, Karyon ? Tu as au moins quarante-cinq ans. Dans quelques années, tu seras vieux. A la guerre, les hommes âgés meurent facilement... Et tu connaîtras encore la guerre, je te l'assure !
— Peut-être, mais tu ne seras pas là pour le voir. Je t'envoie en exil, Electra, pour le reste de tes jours. Sur l'Ile de Cristal. ( Je souris à sa réaction involontaire. ) Je vois que tu la connais. C'est l'île natale des Cheysulis. Elle est sous la protection des dieux. Tynstar ne pourra rien pour toi quand tu y résideras. Tu seras traitée comme il sied à ton rang, Electra. Tu auras tout, sauf la liberté. C'est là que tu vieilliras et que tu mourras, en compagnie de l'enfant de Tynstar. Pour toi, je crois que ce sera une punition suffisante.
— Cet enfant doit naître dans moins d'un mois. Un voyage maintenant risque de me le faire perdre.
— Si telle est la volonté des dieux... Tu partiras au matin, avec Duncan et une escorte de Cheysulis. Tu peux essayer ta magie sur eux, si tu veux. Mais sache qu'ils ne sont pas comme moi — eux sont invulnérables.
Elle me regarda intensément. Je sentis le pouvoir qu'elle avait toujours sur moi. Par les dieux, elle était ma malédiction !
Je me penchai sur elle. Je saisis son visage à deux mains, et l'embrassai comme on se noie. Elle m'attirait toujours, comme un papillon va à la flamme.
Qui lui brûle les ailes.
Je la repoussai avec un calme délibéré.
— C'est terminé, Electra. Il ne te reste qu'à payer le prix de ta duplicité.
Des larmes brillèrent dans ses grands yeux gris. Mais je la connaissais trop bien : je savais que c'étaient des larmes de colère, pas de peur ou de regret. Je quittai les appartements de la reine comme on quitte un champ de bataille après la défaite.